RÉPUBLIQUE (TROISIÈME)

RÉPUBLIQUE (TROISIÈME)
RÉPUBLIQUE (TROISIÈME)

Fondée en réaction contre le second Empire, la troisième République, à bien des égards, continue l’Empire de Napoléon III. Comme ce dernier, elle est portée par la vague du progrès scientifique et technique, par l’avènement d’une civilisation industrielle dont les expositions universelles de Paris (1878, 1895, 1900) illustrent la croissance. Jusqu’en 1914, la stabilité du franc favorise l’épargne. L’État et la société empruntent aisément; la France prête au monde entier. Certes, l’esprit du rentier prédominait sur l’esprit d’entreprise. Le développement industriel aurait pu prendre plus d’ampleur. Pourtant, compte tenu de conditions naturelles peu favorables, la croissance fut honorable: entre 1869 et 1913, la production passe de 13 à 41 millions de tonnes pour la houille et de 1 à 5 millions pour l’acier. Des Français comptent parmi les pionniers de l’automobile, de l’avion, de la radio. Et la France pouvait alors se nourrir des produits de son sol. Dirigée par une bourgeoisie sans cesse plus nombreuse, appuyée sur la paysannerie, la République avait adopté le parlementarisme libéral et le suffrage universel, garantissant les droits de l’individu. La diffusion de l’instruction était un facteur de promotion sociale et cimentait l’unité nationale.

Mutilée dans son territoire en raison de sa défaite de 1871, la France assuma sous la troisième République un effort militaire sans précédent; son armée était presque l’égale de celle de l’Allemagne pourtant plus peuplée et économiquement plus puissante. Après 1890, l’alliance russe parut assurer la paix en établissant l’équilibre des forces. À partir des bases constituées par les régimes précédents, un empire colonial s’édifiait en Afrique et en Asie. On mesure après sa disparition quelle influence il a assuré à la langue et à la civilisation françaises.

Néanmoins, dès 1871, des symptômes de faiblesse étaient perceptibles, auxquels l’opinion prêta trop peu d’attention. La faiblesse démographique d’abord. La France, au cours de son histoire, s’était imposée par le prestige de sa civilisation, par sa cohésion, mais aussi par le chiffre de sa population. Au XIXe siècle s’amorça une baisse croissante de la natalité qui contrastait avec l’élan démographique des autres nations de l’Europe. Sa paysannerie occupait trop d’hommes pour les quantités produites. Aussi leur niveau de vie devait-il stagner, puis diminuer. L’enseignement technique et professionnel était loin de faire face aux besoins. Alors que le développement de la grande industrie changeait la condition ouvrière, le retard de la législation sociale devenait anormal. La France, au début du XXe siècle, maintenait trop d’aspects archaïques.

La Première Guerre mondiale démontra la force de cohésion qui unissait les Français. Cette force leur permit de sauver leur existence nationale et de reprendre l’Alsace et la Lorraine annexées lors du conflit précédent. Malgré des sacrifices démesurés, la France n’avait vaincu qu’avec l’aide de ses alliés. Seule, elle ne pouvait plus espérer contenir l’Allemagne. Il lui fallut conserver à tout prix dans la paix l’alliance pourtant insuffisante de la Grande-Bretagne.

Ayant perdu au cours de la guerre à peu près deux millions d’habitants, la France ne comptait en 1921 que trente-neuf millions d’âmes, soit un million de plus qu’en 1866. En 1938, sa population atteindra quarante-deux millions, faible gain dû beaucoup plus à l’immigration massive qu’au recul de la mortalité. La richesse acquise des Français avait disparu au cours de la guerre. L’inflation amenuisait la valeur du franc, mais permit une reconstruction rapide des régions dévastées, la modernisation de l’industrie (automobile, houille blanche, chimie, alliages légers). En 1929, la production d’acier approchait les dix millions de tonnes, celle de charbon les cinquante-cinq millions. Pourtant l’activité du bâtiment, le progrès agricole demeuraient trop modestes. Et tout essor fut stoppé lorsque la crise économique mondiale gagna la France à l’automne de 1930. Sauf dans l’agriculture, le marasme fut moins total qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne, du fait même de la moindre industrialisation du pays. Mais la faiblesse des structures économiques allait prolonger la crise jusqu’à la guerre: en 1938, dans de nombreux secteurs économiques, la production n’était pas très supérieure à celle de 1913.

Dès 1933, année de l’arrivée au pouvoir de Hitler, les Français, toujours attachés dans leur immense majorité au régime républicain, sont néanmoins gagnés par l’inquiétude; ils ont perdu la prospérité et craignent la guerre. Et la troisième République, dans sa forme traditionnelle, leur semble impuissante à détourner ces périls. Des réformes radicales sont envisagées, alors que s’étend l’influence des fascismes et du communisme. Déjà s’élaborent les idéologies dont s’inspireront soit le régime de Vichy, soit la Résistance. L’échec des gouvernements successifs depuis 1934 laissera le régime dériver vers la guerre sans armée moderne ni alliance efficace. La troisième République s’engage dans la «drôle de guerre», pressentant confusément le nouveau Sedan où elle trouvera sa fin. Mais son écroulement ne doit pas masquer l’ampleur de l’œuvre accomplie.

1. L’installation

Une tradition républicaine, minoritaire mais militante, forte dans les classes populaires des villes et dans les nouvelles couches de la bourgeoisie, s’opposait à l’idée bonapartiste plébiscitaire. Une fraction des classes dirigeantes restait fidèle à l’esprit de la monarchie constitutionnelle. L’empire libéral de 1870, jouant de la division des républicains en libéraux parlementaires et en révolutionnaires jacobins et socialisants, avait tenté de grouper sous son égide tous les partisans du parlementarisme contre la révolution. Sa disparition créait le vide politique dans la France envahie.

Le gouvernement de la Défense nationale était issu de la révolution parisienne du 4 septembre 1870. La capitale avait proclamé la République et porté au pouvoir ses députés républicains sous la présidence du général Trochu. Qu’en pensait la province? Des élections générales devaient en décider. Mais n’ayant pu conclure la paix sans annexion, le gouvernement dut ajourner les élections et poursuivre une guerre à l’issue douteuse. Le gouvernement demeurant dans Paris assiégé, Gambetta, jeune ministre de l’Intérieur, gagna en ballon Tours où une délégation du pouvoir organisait la levée en masse. Les conservateurs voulaient la paix; à Lyon et dans le Midi, les révolutionnaires débordaient Gambetta qui réussit pourtant à organiser des armées nombreuses mais mal équipées, peu instruites, manquant de cadres. Dans Paris, le gouvernement avait donné des armes à la garde nationale, qui était ouverte à tous. C’était armer l’opposition révolutionnaire qui réclamait une municipalité élue, la Commune.

Le maréchal Bazaine, assiégé dans Metz, ne songeait qu’à négocier avec l’ennemi pour faire la paix et restaurer l’Empire. Sa capitulation (27 oct. 1870) libéra une armée allemande et rendit vains les efforts de l’armée de la Loire pour secourir Paris. L’armée du Nord, puis celle de l’Est furent aussi vaincues. À la fin de janvier 1871, Paris affamé, bombardé, dut capituler. Quittant Tours, Gambetta s’était replié à Bordeaux. Le pays était las de la guerre et du désordre; il accepta l’armistice. Les élections pour une Assemblée nationale donnèrent une majorité considérable aux conservateurs, groupés autour de Thiers en vue de la paix, les républicains apparaissant comme le parti de la guerre. Réunie à Bordeaux, l’Assemblée nomma Thiers chef du pouvoir exécutif de la République. Ce dernier négocia une paix très dure: annexion de l’Alsace moins Belfort et d’une partie de la Lorraine, paiement de cinq milliards de francs au versement desquels serait surbordonnée l’évacuation du territoire. Le traité devait être signé à Francfort (10 mai 1871).

Âgé de 73 ans, Thiers voulait relever le pays et maintenir la République à titre provisoire – en fait, il pensait que ce provisoire deviendrait définitif. Mais la majorité de l’Assemblée, tout en détestant l’Empire, se défiait autant de la République que du Paris révolutionnaire. Ses membres souhaitaient la restauration d’une monarchie parlementaire. Ils installèrent les pouvoirs publics à Versailles et multiplièrent les mesures hostiles à l’égard de Paris en armes, qui se jugeait trahi. Contre l’Assemblée des «ruraux», Paris voulut sauver la République. La Commune fut sa riposte (18 mars-28 mai 1871). Thiers abandonna Paris aux gardes nationaux dominés par les éléments révolutionnaires. Dirigée par des éléments hétérogènes (blanquistes, jacobins, proudhoniens, membres de la Ire Internationale), la Commune ne fut pas un pouvoir socialiste au sens propre du terme, mais un gouvernement populaire et révolutionnaire, hostile à l’état politique et social représenté par «Versailles». Aboutissement d’une tradition qui remontait à la Révolution française, elle allait fonder à son tour la tradition d’une démocratie socialiste. Sa chance résidait dans l’extension de son mouvement en province. Mais Thiers, garantissant le maintien de la République aux maires des grandes villes, assura l’isolement de Paris. Reconstituant une armée avec les prisonniers libérés, il entreprit un second siège de Paris. La guerre civile fut atroce et l’entrée des Versaillais dans la capitale mérite son nom de semaine sanglante (prisonniers exécutés par Versailles, otages fusillés par la Commune, incendie du centre de Paris, exécutions sommaires après le combat ou sur dénonciations). Puis vint la répression. Les conseils de guerre siégèrent jusqu’en 1875; Paris perdit quelque 80 000 habitants. Sous le signe de l’état de siège, la terreur règne dans les quartiers populaires. Aux victimes de l’Empire succèdent les victimes de la Commune, envoyées au bagne de la Nouvelle-Calédonie ou sur les chemins du monde. Les républicains sont divisés: les uns condamnent l’insurrection contre un pouvoir légal, les autres, déchirés entre Versailles et Paris, cherchent dans une amnistie (votée seulement en 1880) la réconciliation entre la République et le peuple de Paris. La Commune n’avait-elle pas montré l’impossibilité d’une restauration monarchique? La répression, d’autre part, prouvait qu’une république maintenait l’ordre mieux qu’un empire. Les conservateurs n’en vécurent pas moins dans la crainte d’une nouvelle Commune qui leur semblait l’aboutissement normal de la République.

Le prestige de Thiers vainqueur de la Commune devint immense après le succès des emprunts de la libération, présentés comme des plébiscites en sa faveur. Il imposa ses vues à l’Assemblée lors de l’adoption du service militaire universel qui devait fournir des effectifs comparables à ceux de l’Allemagne et lors de l’établissement de lourds impôts, l’impôt sur le revenu étant écarté au profit de la fiscalité indirecte. Président de la République depuis août 1871, Thiers se proposa dès lors de consolider le régime. Depuis juillet 1871, des républicains enlevaient presque toutes les élections partielles. Craignant une résurrection du bonapartisme, Thiers était convaincu de l’avenir d’une république qui cesserait d’être synonyme de révolution. Les royalistes étaient divisés entre légitimistes et orléanistes. Le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, qui vivait en Autriche dans un exil décoratif, était un tenant du catholicisme contre-révolutionnaire: il abhorrait les principes de 1789 et se proclamait fidèle au drapeau blanc. Les orléanistes, au contraire, n’admettaient qu’une monarchie parlementaire et tricolore. Thiers méditait de les rallier aux républicains modérés dans une république conservatrice, axée sur les centres, contre les ultras du légitimisme et les nostalgiques de la Commune. Gambetta, «commis voyageur de la République», parcourait la province. Le discours de Grenoble, où il proclamait l’avènement des «couches nouvelles», scandalisa des conservateurs.

La libération du territoire s’acheva en 1873. Thiers projetait la constitution d’un Sénat sur lequel il s’appuierait pour dissoudre l’Assemblée. Les droites s’unirent contre lui autour du duc Albert de Broglie. Elles opposaient à la République conservatrice (en laquelle elles ne croyaient pas) une politique de combat contre les radicaux, pour la défense sociale et l’ordre moral. Le 24 mai 1873, Thiers démissionna et fut remplacé à la présidence par le maréchal de Mac-Mahon. Albert de Broglie prenait la direction du ministère.

L’union des droites ne devait pas survivre à son succès. Broglie fut compromis par des manifestations cléricales, des pèlerinages, des pétitions. Enfin le comte de Chambord, le 27 octobre 1873, refusa d’être restauré si le drapeau blanc ne remplaçait pas le drapeau tricolore. Broglie devait donc organiser la République. Le 20 novembre 1873, la loi du septennat fixait à sept ans la durée de la présidence de Mac-Mahon. Enfin, l’Assemblée dut préparer une Constitution. L’opposition des légitimistes, les répugnances des conservateurs pour la République firent «perdre» l’année 1874. Mais un renouveau bonapartiste alerta la majorité. Le prince impérial, qui avait remplacé son père mort en janvier 1873, intéressait des électeurs lassés par l’impuissance de l’Assemblée; quelques succès inopinés des bonapartistes aux élections partielles incitèrent la majorité à conclure. Le 30 janvier 1875, l’amendement Wallon mentionnant le «président de la République», et non plus le seul Mac-Mahon, inscrivait en fait la République dans le texte des lois constitutionnelles, dont l’ensemble était voté en juillet 1875. Toujours provisoire, la République était organisée pour durer. Ayant achevé sa tâche, l’Assemblée se sépara à la fin de 1875.

En réaction contre le principe plébiscitaire de l’Empire, le régime était essentiellement parlementaire. Élu pour sept ans par la Chambre des députés et le Sénat réunis en congrès, le président de la République était rééligible. Il ne pouvait gouverner sans un ministère responsable devant les Chambres et dépendait donc du Parlement, qui non seulement votait les lois mais contrôlait l’exécutif. Conformément à l’usage des monarchies constitutionnelles, le président pouvait dissoudre la Chambre, mais il lui fallait le concours du Sénat. La Chambre des députés était élue au suffrage universel. Le Sénat comprenait trois cents membres: soixante-quinze désignés à vie (les premiers furent élus par l’Assemblée nationale) et deux cent vingt-cinq élus pour neuf ans dans chaque département par un collège comprenant les députés, les conseillers généraux et d’arrondissement et un délégué de chaque conseil municipal – ce qui favorisait les campagnes jugées plus conservatrices. Le Sénat se renouvelait par tiers. L’Assemblée à majorité monarchiste avait élaboré une Constitution républicaine, très proche en fait d’une monarchie parlementaire. Les conservateurs comptaient sur le Sénat pour appuyer Mac-Mahon contre la Chambre. Aussi les radicaux, comme les royalistes, plaçaient leur espoir dans une prochaine révision constitutionnelle. Le Sénat déplaisait aux républicains. Mais les deux Assemblées en congrès pouvaient changer cette Constitution que beaucoup espéraient provisoire.

2. La crise du 16 mai 1877 et la République des républicains

Mac-Mahon se trouva en face d’une Chambre à majorité républicaine et d’un Sénat où les conservateurs l’emportaient de peu. Le suffrage universel continuait à renforcer la gauche. Les conservateurs tentèrent un coup d’arrêt avant d’être débordés: le 16 mai 1877, Mac-Mahon renvoya le président du Conseil, Jules Simon, républicain modéré et le remplaça par Broglie. Mis en minorité par 363 voix républicaines, ce dernier fit dissoudre la Chambre. Une campagne électorale agitée s’ensuivit; Mac-Mahon prit parti, lançant dans la bataille les fonctionnaires et le clergé, alors que les républicains faisaient bloc autour de Gambetta. Ces derniers l’emportèrent de peu. Le Sénat refusant une seconde dissolution, Broglie se retira et Mac-Mahon s’inclina, puis finit par démissionner en 1879. La République ne serait pas présidentielle. Les Chambres donnèrent pour successeur au maréchal, non pas Gambetta, incarnation de la République, mais Jules Grévy, vieux républicain dont la modération rassurait. Les républicains désormais gouvernaient la République. Grévy renonçant à la dissolution, les députés renversèrent souvent les ministères qui se reconstituaient avec les mêmes personnalités, comme Charles de Freycinet ou le Vosgien Jules Ferry. Dès 1879, le Parlement rentra à Paris. En 1880, après l’amnistie accordée aux condamnés de la Commune, le premier 14 juillet fut célébré dans l’allégresse aux accents de La Marseillaise , consacrée hymne national. Grévy ne voulait pas que la République fît peur et poursuivait le ralliement des intérêts et surtout des ruraux, tenant à distance les radicaux et éloignant Gambetta du pouvoir. Ce dernier ne dirigea le ministère que de novembre 1881 à janvier 1882 sans pouvoir réaliser son rêve de gouvernement personnel et autoritaire. Sa disparition subite, à la fin de 1882, laissait un vide dans la nation. Les modérés donnèrent une vigoureuse impulsion aux travaux publics, malgré le début d’une grave crise économique (1882). Ils poursuivirent l’œuvre de rénovation de l’armée. Jules Ferry installa le protectorat en Tunisie (1881) et entreprit la conquête du Tonkin (1882). En même temps, une épuration mettait en place un personnel dévoué au régime. La légalité républicaine se définissait avec les lois sur la liberté de presse et de réunion. En 1882, chaque conseil municipal put élire le maire et ses adjoints, Paris demeurant sans mairie. Quant au droit d’association, il ne fut toujours pas instauré, le régime se méfiant des clubs et des congrégations. Toutefois, une loi de 1884 permit aux syndicats d’exister légalement, car les gouvernants désiraient se concilier cette force nouvelle.

C’est la question scolaire qui suscita les conflits politiques les plus aigus. La franc-maçonnerie, qui réunissait les républicains de tendances diverses, entendait utiliser le besoin d’instruction des classes populaires, avides d’indépendance intellectuelle et de promotion sociale, et achever la transformation de l’école primaire en service public. Donner à tous l’accès à l’instruction paraissait le moyen de résoudre la «question sociale». Enfin, l’Église restant au service des conservateurs, assurer la laïcité de l’école publique était le moyen de combattre son influence. À l’initiative de Jules Ferry, l’école primaire publique devint gratuite, obligatoire et laïque (1881-1882), l’enseignement libre subsistant cependant. Une loi de 1886 assura la laïcisation progressive du personnel enseignant. Dès 1880, un enseignement secondaire public pour les filles était créé. La rivalité de l’instituteur et du curé allait se perpétuer tout au long de la troisième République. Mais si la droite et la gauche se définissaient par rapport à leur attitude à l’égard de la question scolaire et religieuse, l’éclat des querelles masquait souvent des compromis. Le divorce fut réintroduit avec difficulté en 1884 dans la législation.

Battus aux élections, les conservateurs n’en gardaient pas moins une clientèle nombreuse: autorités sociales, catholiques, paysans. Or, les républicains, vainqueurs, accentuèrent leurs divisions. Les modérés, «républicains de gouvernement» que les radicaux baptisèrent «opportunistes», entendaient sérier mais aussi limiter les réformes. Les radicaux, déjà talonnés par les socialistes, réclamaient avec Henri de Rochefort et Clemenceau le «maximum de République»: séparation de l’Église et de l’État, service militaire de courte durée, impôt sur le revenu, élection des juges, autonomie des communes et d’abord révision de la Constitution. Appuyés sur le peuple de Paris et des villes, ils exigeaient que la démocratie pénétrât la République et que le régime cessât d’être un orléanisme mis à jour. Ferry et les opportunistes estimèrent, dès 1883, que le péril était à gauche. Mais ils se trouvaient pris entre les radicaux et les conservateurs qui s’unissaient pour critiquer les dépenses et les expéditions coloniales. Ferry se borna à faire voter la révision partielle de 1884: la République devenait définitive et les sénateurs inamovibles décédés seraient remplacés par des élus. Mais Ferry devenait très impopulaire. La crise économique accumulait les ruines et les conflits sociaux. En 1885, à propos du Tonkin, le président du Conseil fut renversé par les oppositions coalisées dans une ambiance de crise du régime. Aux élections de la même année, les conservateurs remportèrent des succès marquants. Il fallut, comme en 1877, l’union de tous les républicains pour conserver la majorité. Mais les radicaux «intransigeants», champions du révisionnisme et de la démocratie sociale, imposaient désormais leur concours aux opportunistes.

3. Les crises de la République (1885-1905)

Le boulangisme (1885-1889)

Le régime semble usé. Ferry est détesté; faute de candidat valable, Grévy est réélu président en 1885. Depuis la mort du prince impérial (1879) et celle du comte de Chambord (1883), le comte de Paris, petits-fils de Louis-Philippe, fait seul figure de prétendant. Les royalistes s’intitulent conservateurs et font preuve d’un dynamisme retrouvé. Unis aux radicaux, les opportunistes forment des ministères sans prestige. Mais les intransigeants, tenus à l’écart du pouvoir, redoublent de zèle révisionniste et cocardier contre la République bourgeoise. Le mouvement devient antiparlementaire. Travaillée par le socialisme naissant, divisée en blanquistes, guesdistes, possibilistes, sans parler des monarchistes, une immense opposition populaire menace de submerger la République des députés, la «République sans le peuple». Ministre de la Guerre imposé par les radicaux, le général Boulanger, actif et intrigant, exploite le mécontentement. Il se pose en général d’«extrême-gauche», capable d’assurer la revanche en cas de nouvelle agression allemande, que l’attitude de Bismarck en 1887 force à envisager. Sa popularité le rend encombrant. Maurice Rouvier constitue, en mai 1887, un cabinet dont il élimine Boulanger. Privé de l’appui radical, Rouvier s’assure les votes des droites. Une nouvelle majorité fondée sur l’union des centres s’esquisse lorsqu’un scandale incite les conservateurs à reconsidérer leur attitude. La corruption tant reprochée aux opportunistes atteint l’Élysée. Gendre et familier de Grévy, le député Daniel Wilson se livre au trafic de la Légion d’honneur. Grévy doit démissionner (déc. 1887). Ferry est candidat à sa succession. Devant la menace d’une émeute des radicaux parisiens, le Congrès lui préfère Sadi Carnot, modéré accepté par Clemenceau et membre d’une dynastie républicaine. Quelques jours après, un fanatique blesse grièvement Ferry.

Carnot voulait poursuivre la politique de Grévy et de Rouvier. Mais Boulanger, mis à la retraite et donc éligible, entame une campagne politique avec la devise: «Dissolution, Révision, Constituante.» Il se pose en champion d’une République nouvelle, combinant l’ascendant d’un chef plébiscité, les revendications révisionnistes et les alarmes patriotiques. Le comité qui conseille le général est composé de radicaux tels que Rochefort et Alfred Naquet. Mais Clemenceau soupçonne désormais Boulanger d’être un nouveau Bonaparte. Si la «boulange» apparaît comme un parti démagogique, son chef est plein de duplicité. À l’insu de ses conseillers, pour payer sa propagande «américaine», il entre en relation avec les chefs des droites qui pensent l’utiliser pour abattre le régime. «Syndic des mécontents», le général l’emporte en 1888 dans plusieurs élections partielles, faisant l’union sur son nom des voix radicales et conservatrices, et démissionnant une fois élu pour attendre une nouvelle occasion. Sa campagne culmine à Paris en janvier 1889. Boulanger, dans la citadelle du radicalisme, écrase le candidat des républicains unis. Le général ne méditait aucun coup d’État. Il comptait être porté au pouvoir lors des élections générales de l’automne 1889, qu’il voulait transformer en plébiscite. Mais le gouvernement réagit. Le scrutin de liste, où la tête de liste fait passer son équipe, fut remplacé par le scrutin d’arrondissement dominé par les influences locales, et une loi interdit d’être candidat simultanément dans plusieurs circonscriptions. Craignant d’être arrêté, Boulanger passa en Angleterre (1er avr. 1889). Le centenaire de 1789, célébré par de multiples manifestations dont la principale était l’Exposition universelle avec l’inauguration de la tour Eiffel, réchauffa le loyalisme des citoyens. Enfin, si le comité radical contrôlait les quartiers populaires de Paris, il manquait au parti boulangiste des candidats enracinés dans les bourgs et les campagnes. Les élections de 1889 montrèrent que la fièvre révisionniste n’avait pas gagné les paysans. Chez ces derniers, les opportunistes poursuivaient leur lente conquête aux dépens des conservateurs: les «révisionnistes» n’enlevèrent pas quarante sièges. Boulanger se suicida à Bruxelles en 1891: son aventure révélait l’impossibilité de gouverner la République à la fois contre les radicaux et contre les conservateurs.

La «question sociale», l’«apaisement» et l’alliance russe (1890-1898)

Le boulangisme avait révélé le trouble profond du pays, né des inquiétudes nationales et du malaise social. La France se sentait isolée devant la menace allemande. Désormais, la droite reprendra à son compte un nationalisme dont le soutien à l’armée et aux entreprises coloniales sont les thèmes majeurs. Le boulangisme a été, à sa façon, un «pré-socialisme». Après lui, le socialisme révèle sa puissance, débordant les radicaux, conquérant les municipalités des villes ouvrières. Les guesdistes conservent leur intégrité tout en entrant dans le jeu électoral. Les possibilistes, par contre, ne sont guère que des radicaux-socialistes; des radicaux, tel l’avocat Alexandre Millerand, passent au socialisme. Et puis, au-delà des sectes, il y a les foules ouvrières, leurs grèves dramatiques, les affrontements avec la troupe, les morts et les blessés, comme à Fourmies, en 1891. La révolte sociale sympathise avec l’anarchisme autant qu’avec le socialisme. La propagande par le fait depuis 1892, les attentats à la bombe, les exécutions, l’assassinat de Carnot (1894), réprimés par les «lois scélérates» ont un aspect de geste populiste. Les militants syndicalistes éprouvent une égale défiance vis-à-vis de l’État et des partis, même socialistes, qui veulent les utiliser. En 1890, Jean Allemane se sépare des possibilistes; Guesde est détesté; les Bourses du travail sont, pour les militants syndicalistes, un refuge contre les partis. Le 1er mai, journée de revendication des travailleurs, est célébré pour la première fois en 1890, à l’instigation de la IIe Internationale, constituée l’année précédente.

Conscients du danger, les «républicains de gouvernement» tentèrent d’y faire face. Dès 1889, la durée du service militaire avait été réduite de cinq à trois ans et l’on s’efforçait de diminuer le nombre des exemptions. Freycinet, au ministère de la Guerre, achevait la réorganisation de l’armée qui avait servi de tremplin à Boulanger. Surtout, en 1891-1892, une alliance défensive contre l’Allemagne fut conclue avec la Russie malgré la dissemblance des régimes politiques. Les deux pays ressentaient leur isolement diplomatique face à la «Triplice» de Bismarck. La Russie, pour son équipement et ses armements, était obligée d’emprunter des capitaux étrangers. Devant la mauvaise volonté allemande, elle s’adressa à Paris. Le tsar Alexandre III ne se proposait pas de favoriser la «revanche», mais de stabiliser la situation européenne avant de poursuivre une politique ambitieuse en Asie. La France ayant des visées identiques, en Afrique et à Madagascar, l’alliance risquait d’être dirigée surtout contre les Anglais. Bien que l’alliance fût secrète, des allusions dans les discours officiels, des visites d’escadre à Cronstadt (1891), puis à Toulon (1893) révélèrent son existence au public, d’autant que les banques encourageaient les Français à souscrire aux emprunts russes, base de cette alliance.

Pour lutter contre la dépression économique persistant dans le monde, les industriels exigeaient le retour au protectionnisme. Les paysans craignaient pour leur blé la concurrence des pays neufs. Jules Méline assura, dès 1892, le retour à la protection douanière. Tout cela préparait les élections de 1893. Devant la montée du socialisme, les opportunistes, qui se nommaient désormais «progressistes», étaient devenus des conservateurs républicains. La déconfiture boulangiste laissait les droites sans perspective. Certains pensaient reprendre l’entente avec les progressistes, esquissée dès 1887. Les catholiques formaient le fond de l’électorat monarchiste. Or, Léon XIII, pape depuis 1878, désirait l’appui diplomatique de la France. L’union des catholiques ralliés à la République avec les républicains modérés serait le moyen cherché. Une allocution du cardinal Lavigerie à Alger (1890), puis des interventions directes du souverain pontife témoignèrent de son désir d’un «ralliement». Si quelques personnalités catholiques obéirent, la défiance des chefs royalistes et des évêques vis-à-vis des républicains empêcha ce mouvement de se généraliser.

À l’approche des élections, en 1892, les boulangistes soulevèrent le scandale du Panamá. La compagnie créée par Ferdinand de Lesseps pour le percement de l’isthme faisait des appels excessifs à l’épargne. Comme elle avait besoin de neutraliser le contrôle des pouvoirs publics, son énorme budget de publicité devenait la proie des gouvernants, qui, tels Rouvier et Clemenceau, l’utilisaient pour subventionner caisses électorales ou journaux. D’autres recevaient des chèques en échange de leur vote. Les dramatiques séances évoquées par Barrès dans Leurs Figures , les interminables commissions d’enquête n’aboutirent à rien de notable. Mais, contrecoup du scandale, les électeurs renouvelèrent une partie du personnel républicain.

Les élections de 1893 furent placées sous le signe du ralliement et de la percée socialiste. Les ralliés n’eurent pas trente élus, mais leurs électeurs assurèrent une majorité substantielle aux progressistes; les monarchistes faisaient désormais figure de groupe résiduel. Les radicaux progressaient et recrutaient surtout en province. Les socialistes, dont les élus (une cinquantaine) sont assez disparates, mais qui comptent Millerand et Jaurès dans leurs rangs, jouent désormais le rôle de parti de l’avenir. Invoquant l’«esprit nouveau», les progressistes tentèrent de gouverner en ménageant les ralliés et les radicaux. Casimir Perier, héritier d’une dynastie libérale et capitaliste, incarne cette préfiguration d’une «union nationale» antisocialiste. Successeur de Carnot, il laisse pressentir une présidence active, voire autoritaire. Mais les défiances qu’il suscite provoquent sa démission au bout de quelques mois, et son successeur Félix Faure est au contraire un président traditionnel. Craignant de devenir les satellites d’un bloc conservateur, les radicaux forment leur premier ministère homogène avec Léon Bourgeois (1895-1896). Très modéré, celui-ci veut établir l’impôt sur le revenu et recherche les votes socialistes. Mais son expérience ne dure que quelques mois. Alors, de 1896 à 1898, Méline dirige un gouvernement modéré homogène qui renonce à toute réforme, applique la législation laïque avec une modération toute nouvelle et, contre socialistes et radicaux, n’hésite pas à recourir aux voix de droite. La République conservatrice paraît bien établie lorsque éclate l’affaire Dreyfus.

La révolution dreyfusienne (1898-1905)

Une république conservatrice, s’appuyant sur les catholiques ralliés contre la gauche, aurait eu des chances de durer si les catholiques avaient fait preuve d’une prudence extrême. Sa faiblesse résidait dans l’inexistence de son programme social. Or les socialistes remportaient aux élections municipales de nouveaux succès; après ceux-ci, à Saint-Mandé, Millerand exposa en mai 1896 le manifeste d’une doctrine collectiviste, conciliant le patriotisme et l’internationalisme et cherchant le pouvoir par une victoire électorale. En même temps, les Bourses du travail, fédérées par Fernand Pelloutier, et les syndicats préconisaient, depuis 1894, la grève générale comme moyen d’accomplir une révolution pacifique. Les anarchistes dominaient ces syndicats sans gros effectifs et d’autant plus violents. Les quelques grands syndicats, tels ceux du livre ou des cheminots, étaient plus modérés. L’ensemble témoignait néanmoins de la prise de conscience du malaise social.

Ce malaise était bien perçu par des catholiques sociaux et républicains comme les «abbés démocrates», dont le programme était plus hardi que celui des ralliés, libéraux de tradition. Mais leur démocratie comportait des aspects nationalistes et leurs idées sociales se coloraient d’antisémitisme. Ce dernier se développait depuis 1870 comme une forme d’opposition au capitalisme, surtout dans les milieux catholiques. Le succès de La France juive du journaliste Édouard Drumont (1886), bientôt suivi de celui de son jounal La Libre Parole (depuis 1892), en était un témoignage. Le groupe de presse des religieux Assomptionnistes (La Croix ) exploitait et entretenait avec un succès notable ce courant démagogique qui submergea bientôt le libéralisme trop sage des premiers ralliés.

C’est dans ce climat qu’éclate l’affaire Dreyfus. Accusé d’avoir transmis à l’Allemagne des documents secrets, la capitaine Dreyfus avait été condamné, en 1894, à la déportation en Guyane. Sa qualité de juif avait contribué à le faire accuser et son procès n’avait pas été régulier. Le soupçon de son innocence fondé sur ces irrégularités gagna bientôt des milieux influents. En janvier 1898, le romancier Émile Zola, ayant publié son manifeste J’accuse , fut condamné, mais il avait alerté l’opinion. L’Affaire ne joua pas un grand rôle lors des élections de 1898 qui laissèrent intacte la majorité de Méline; pourtant, dès le mois de juin, ses partisans se dissocièrent et le président du Conseil dut démissionner. Ses successeurs s’efforcèrent de maintenir l’idée de la culpabilité de Dreyfus. La découverte d’un faux, le suicide de son auteur, le colonel Henry (août 1898), ouvrirent une crise de régime cependant que la Cour de cassation était saisie du procès. Les «intellectuels» dreyfusards prenaient parti contre l’état-major, au nom de la justice et de la vérité. Les antidreyfusards – parmi lesquels figuraient les intellectuels conservateurs – se flattaient de défendre l’Armée, bouclier de la Patrie. Dans l’ensemble, les catholiques se prononcèrent contre Dreyfus. Mais tous les milieux, tous les partis furent divisés. Jaurès voulait entraîner les socialistes dans le camp dreyfusard, Guesde se tenait à l’écart. Des notabilités modérées comme Raymond Poincaré ou Waldeck-Rousseau s’inquiétaient de voir l’État secoué par les factions. À la faveur de l’Affaire, c’était le régime que les nationalistes antisémites en venaient à menacer. Le président Félix Faure, que l’on savait antidreyfusard, mourut inopinément (févr. 1899). Paul Déroulède et sa Ligue des patriotes s’agitaient. Nationalistes et royalistes conspiraient confusément avec des généraux. Ils orientèrent leur campagne contre le nouveau président, Émile Loubet, ferme républicain, sans que le ministère réagît. Des manifestations populaires leur répondirent: un rassemblement des forces républicaines se formait. L’esprit nouveau, le ralliement avaient abouti à la subversion du régime, colonisé par ses adversaires.

La situation exigeait un gouvernement exceptionnel. Waldeck-Rousseau, républicain, conservateur, grand avocat d’affaires, assuma la défense du régime, cherchant sa majorité des modérés dreyfusards aux socialistes. Pour rappeler les généraux à la discipline, il fait appel au général de Galliffet, prestigieux soldat à l’esprit indépendant, mais qui s’était signalé dans la répression de la Commune. Cela lui aliénait les socialistes. De plus, Waldeck-Rousseau confiait le Commerce à Millerand. Un socialiste ministre, cette nouvelle alarma les socialistes autant que les «bourgeois». Le ministère affirma son autorité. Dreyfus, condamné avec circonstances atténuantes par un second conseil de guerre, fut grâcié. Les chefs nationalistes furent traduits devant le Sénat siégeant en Haute Cour de justice, tandis qu’Assomptionnistes et Jésuites étaient poursuivis. La loi de 1901 établit la liberté d’association, les congrégations demeurant seules astreintes à l’autorisation législative. Waldeck-Rousseau songeait à donner ainsi un statut au clergé régulier, resté en dehors du Concordat. Millerand accomplissait une œuvre remarquable, amorçant un début de législation sociale, posant l’État en arbitre entre patrons et ouvriers. Les élections de 1902, extrêmement disputées, furent un succès pour le «Bloc républicain». Waldeck-Rousseau, vainqueur, détenait le pouvoir depuis bientôt trois ans. Il démissionna pourtant; sa santé fléchissait, mais il était surtout dépassé par un mouvement démocratique dont il ne partageait pas les tendances. Seule la défense républicaine l’avait mis à l’unisson de sa majorité. Son successeur Émile Combes, militant provincial parvenu à l’ancienneté, était un anticlérical prononcé. Dirigé par la délégation des gauches, le Bloc gouverna dans un esprit partisan. Les demandes d’autorisation des congrégations furent presque toutes repoussées, et l’enseignement interdit à leurs membres dans un délai de dix ans. En 1904, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège furent rompues, et la séparation des Églises et de l’État virtuellement décidée. Combes lassa même sa majorité. Comme il avait abandonné le programme social, les socialistes, qui préparaient leur unification, renoncèrent à le soutenir. Le Grand-Orient renseignait le ministère sur les officiers. Ce dernier fait, révélé, fut l’occasion d’un scandale. Combes démissionna (janv. 1905).

Tandis qu’à l’intérieur la division régnait, à l’extérieur la diplomatie française accomplissait une œuvre considérable. Rassurée par l’alliance russe, la France poursuivait une active politique coloniale en Afrique occidentale et à Madagascar, ce qui l’opposait à l’Angleterre. Le conflit devint aigu lorsque la mission Marchand venue du Congo rencontra à Fachoda l’armée de Kitchener (1898); la France céda. Théophile Delcassé venait d’accéder au Quai d’Orsay, qu’il dirigea pendant sept ans. Après la guerre des Boers, l’Angleterre, inquiète de son isolement, liquida les conflits coloniaux qui l’opposaient à la France. Un accord de 1904 rétablissait l’Entente cordiale. La France abandonnait l’Égypte à l’influence anglaise; la Grande-Bretagne usait de réciprocité pour la France au Maroc. L’Espagne et l’Italie ayant donné leur accord, Delcassé pouvait se vanter d’avoir rendu au pays une position diplomatique enviable. Mais, l’Angleterre et la Russie s’opposant en Extrême-Orient, la France risquait, en cas de défaite russe, de se trouver isolée devant une action allemande.

4. La montée des périls et la guerre (1905-1918)

Agitation sociale et alertes extérieures (1905-1912)

Rouvier, successeur de Combes, mena à bien la séparation de l’Église et de l’État avec le concours d’un député élu en 1902, Aristide Briand, transfuge du syndicalisme révolutionnaire. Les cultes étaient libres, mais l’État les ignorait. Le pape Pie X ayant interdit la formation d’associations culturelles, le clergé ne reçut pas les biens d’Église et occupa sans titre légal les édifices du culte. Une tentative d’inventaire du mobilier des églises dut être abandonnée: à Paris, les nationalistes, dans certaines campagnes, les habitants s’y opposant par la force. L’Église, privée de ses biens et des traitements concordataires (1905) mais libre vis-à-vis de l’État, allait connaître un nouvel essor.

Une grave crise internationale marque l’entrée dans une ère nouvelle. Vaincu en Mandchourie, le gouvernement du tsar était menacé par la révolution (1905). Guillaume II en profita pour essayer d’attirer Nicolas II dans son alliance et pour intimider la France isolée. Revendiquant à Tanger le droit de l’Allemagne à intervenir au Maroc, il exigea la démission de Delcassé. La Conférence d’Algésiras devait finalement écarter la menace de conflit (1906). Après l’élection d’Armand Fallières à la présidence, les élections de 1906 reconduisirent la majorité du Bloc, axée sur les radicaux. Les socialistes, divisés en partisans de Guesde et en partisans de Jaurès, s’unifièrent en refusant la participation, mais beaucoup d’entre eux demeurèrent à l’écart de la S.F.I.O. (Section française de l’Internationale ouvrière). Désormais opposés aux socialistes, les radicaux se trouvèrent déportés vers la droite. Clemenceau, «vieux débutant» de 65 ans à la présidence du Conseil qu’il occupe de 1906 à 1909, s’était proposé d’entreprendre des réformes sociales. En fait, il dut polémiquer contre Jaurès et affronter une grave agitation sociale. Sous l’impulsion des syndicalistes révolutionnaires, Griffuelhes et Pouget, la C.G.T. (Confédération générale du travail), fondée en 1895 et constituée définitivement en 1902, engageait une intense agitation pour la journée de huit heures. La grève des mineurs à la suite de la catastrophe de Courrières, celle des postiers (1909), le soulèvement du Languedoc viticole (1907) sont les épisodes les plus notoires d’une suite de conflits, parfois marqués par des affrontements sanglants. Le droit des fonctionnaires à se syndiquer se trouvait posé sans recevoir de solution. Clemenceau, opposant de toujours, devenait le «premier flic de France». en réalité, la C.G.T. manquait d’effectifs et d’argent. Successeur de Clemenceau, Briand (1909-1911), qui connaissait le monde des syndicats, ne fut pas étranger à la démission de Griffuelhes (1909), que remplaça bientôt le jeune Léon Jouhaux, plus diplomate. En 1910, Briand triomphe d’une grève des cheminots. Le durcissement de l’État provoque une crise du syndicalisme révolutionnaire, dont les chefs se défient toujours des parlementaires socialistes; en dépit des efforts de Jaurès pour aboutir à une action concertée, les syndicalistes s’en tiennent à la déclaration d’indépendance énoncée dans la Charte d’Amiens (1906).

Le régime parlementaire, la «République des députés», fait toujours l’objet de critiques virulentes. Le relèvement massif et rapide de l’indemnité parlementaire en 1906 parut révélateur d’un milieu de politiciens professionnels qui avait accaparé l’État à la faveur du règne du Bloc. Contre les radicaux, droites et socialistes réclamaient l’établissement de la représentation proportionnelle et la réforme des institutions. Née de l’antidreyfusisme, l’Action française de Charles Maurras et de Léon Daudet – néoroyalisme antiparlementaire et corporatiste – rénovait les thèses contre-révolutionnaires. Sans influence électorale, le mouvement s’affirma dans les milieux intellectuels et catholiques où libéralisme et socialisme reculaient. La démocratie chrétienne du «Sillon» de Marc Sangnier, de l’abbé Lemire, ainsi que les syndicats chrétiens sont en butte aux attaques d’un intégrisme nationaliste, soutenu par Rome. Manœuvrier subtil, orateur persuasif, Briand favorise cette renaissance de la droite aux élections de 1910 qui marquent un premier arrêt dans l’évolution de la République vers la gauche. Contre Briand, Joseph Caillaux constitue un gouvernement (juin 1911). Champion de l’impôt sur le revenu, ce grand bourgeois non conformiste et autoritaire doit sans délai faire face à une nouvelle menace allemande. Depuis 1906, une collaboration franco-allemande au Maroc et en Afrique avait été tentée, sans grand succès. L’envoi d’un vaisseau de guerre devant Agadir montrait que le Reich voulait rouvrir la question marocaine. Caillaux tenta une négociation pour liquider le contentieux et réaliser une entente franco-allemande. Agissant souvent par des intermédiaires officieux, il obtint les mains libres au Maroc contre la cession d’une partie du Congo. Ce compromis mécontenta l’opinion dans les deux pays. Caillaux fut renversé par le Sénat (janv. 1912). Poincaré lui succéda et forma un grand ministère où figuraient Briand, Millerand, Delcassé.

Vers la guerre (1912-1914)

Député en 1887, ministre dès 1893, Poincaré avait longtemps fait carrière au barreau plus qu’au Parlement. Laïque, il s’était tenu à l’écart du Bloc et conseillait une réforme du régime. Son retour au pouvoir prit l’aspect d’un renouveau de la droite. Mais il se conciliait les radicaux, et les socialistes ménageaient en lui un tenant de la proportionnelle. Poincaré voulait être prêt si la guerre devenait inévitable, ce qui le rapprochait des nationalistes. C’est avec l’appoint des voix de droite qu’il remplaça Fallières à la présidence de la République, malgré Clemenceau et Caillaux (févr. 1913). Il resserra alors l’alliance russe (qui risquait d’entraîner la France dans des complications balkaniques), demanda au président du Conseil, Louis Barthou, le vote du service militaire de trois ans qui assurerait des effectifs suffisants à l’armée active (le service était de deux ans depuis 1905). Mais l’impôt sur le revenu était toujours éludé par la droite. En décembre 1913, Barthou fut renversé et Poincaré dut accepter un ministère Doumergue, radical qui avait voté les trois ans; Caillaux prenait les Finances. Radicaux et socialistes reformaient le Bloc. Contre la guerre, Jaurès essayait de conclure une entente avec les socialistes allemands. Les syndicalistes invoquaient la grève générale en cas de mobilisation. L’inquiétude du pays grandissait. Dans ce climat fiévreux, Caillaux, Briand, Barthou se combattaient sans merci dans des discours ou des campagnes de presse. Le 16 mars 1914, Mme Caillaux tuait le directeur du Figaro , Joseph Calmette, qui publiait des lettres de son mari. Les élections de 1914 furent un net succès pour la gauche; le pays désavouait Poincaré. Ce dernier s’inclina, confiant la présidence du Conseil au socialiste indépendant René Viviani, qui maintint provisoirement le service de trois ans. Caillaux voulait, lorsque sa femme aurait été acquittée, former à l’automne un gouvernement et contraindre Poincaré à se démettre. Mais la guerre devait bouleverser la situation. Au cours du mois de juillet 1914, Poincaré, s’il ne désirait pas la guerre, la tenait sans doute pour inéluctable et voulait conserver l’alliance russe tout en s’efforçant d’amener l’Angleterre à se prononcer avant que la guerre ne fût déclarée.

Le 31 juillet 1914, Jaurès était assassiné par un faible d’esprit, exalté par les campagnes nationalistes. Pourtant, lorsque le 1er août la mobilisation fut décrétée, la réponse des citoyens fut unanime. Socialistes et syndicalistes s’associèrent à la lutte pour l’existence du pays.

L’épreuve de la guerre (1914-1918)

La France, avec quarante millions d’habitants, présentait une infériorité démographique considérable par rapport à l’Allemagne. Sa population continuait à croître lentement, résultat de son vieillissement et de l’immigration. L’effort militaire que le pays devait fournir était donc supérieur à celui de l’Allemagne. Son agriculture lui suffisait, mais sa puissance industrielle équivalait au tiers de celle du Reich. Depuis le début du siècle, l’industrie française faisait preuve de dynamisme et se trouvait dans les domaines nouveaux comme l’électricité, l’automobile, l’aviation, à la pointe du progrès. Enfin, la France, pays de l’épargne, était riche de nombreux investissements extérieurs. Mais le complément en effectifs était attendu des Russes, alors que l’alliance anglaise garantissait la liberté des mers et un concours économique rassurant.

Formé par l’école, par la presse, encouragé par le sport, l’esprit national, malgré la propagande antimilitariste, était plus fort qu’il ne le fut sans doute jamais. L’«Union sacrée» fut spontanément réalisée, et le nombre des déserteurs beaucoup plus réduit que l’état-major ne l’avait prévu. D’ailleurs, si elle pressentait la guerre, l’opinion croyait que les hostilités, comme en 1870, ne dureraient que quelques mois.

La Constitution de 1875, qui maintenait l’équilibre des pouvoirs, se prêtait mal à un gouvernement de guerre. Les relations de la nation avec son armée étaient ambiguës. La République redoutait les généraux; car, si Joffre offrait toutes garanties, beaucoup d’officiers étaient tièdes à l’égard du régime.

Le drame de l’été 1914, alors que dix départements étaient envahis en quelques jours et Paris menacé, imposa une trêve à la politique. Le Parlement était en vacances, l’état de siège imposait la censure. Le 1er septembre, le gouvernement se repliait sur Bordeaux, où il resta jusqu’à la fin de l’année. À cette date, la vie politique reprit, mais en fait sous la dictature de Joffre.

Les échecs de 1915 mirent le moral de la nation à l’épreuve, et encore plus ceux de 1916, malgré l’épuisante résistance de Verdun. Le pays ne croyait pas à la défaite, mais comment gagner la paix par la victoire? Après deux ans de guerre, les stocks étaient épuisés. Les hommes manquaient, et pour la bataille et pour labourer les champs. Alors que des départements essentiels étaient occupés et que la production baissait, il fallut créer des industries d’armements. La liberté des mers évita les rigueurs d’un rationnement qui ne fut ni précoce ni sévère. L’argent ne pouvait être fourni par l’impôt, pas plus que par l’emprunt; une inflation désordonnée finança la guerre, provoquant dès 1916 une hausse sensible des prix. Le franc germinal en fut la victime, provoquant l’effondrement de la bourgeoisie sur laquelle s’était appuyée la République. La mort du rentier coïncidait avec la naissance du «nouveau riche». Les postes laissés vacants par les combattants étaient tenus par les femmes et les jeunes. La guerre provoquait une mutation sociale.

Par ses commissions et ses comités secrets, le Parlement reprit le contrôle du gouvernement et bientôt celui du commandement. Dès octobre 1915, Millerand, ministre de la Guerre trop docile à l’égard de Joffre, entraînait dans sa chute le cabinet Viviani; jusqu’en mars 1917, Briand usera Gallieni, puis Lyautey qui s’opposent au généralissime. Nivelle remplace Joffre à la fin de 1916; mais, quelques mois après, Briand quitte le pouvoir.

En 1917, la crise, jusqu’ici latente, éclata. La révolution russe privait la France d’un allié; elle devint aussi un exemple. Socialistes et syndicalistes avaient pratiqué l’Union sacrée sans réticence. Guesde avait été ministre; Jouhaux associait la C.G.T. à l’effort d’armement que dirigeait un jeune ministre socialiste, Albert Thomas. En septembre 1915, le «mouvement de Zimmerwald» (Suisse), lancé par Lénine pour créer une nouvelle Internationale socialiste contre la guerre, avait eu peu d’écho. Désormais, ce mouvement attira des militants, car les socialistes russes convoquaient à Stockholm une conférence où leurs camarades, neutres ou belligérants, devaient définir les conditions d’une paix démocratique.

Après l’échec de l’offensive d’avril, des unités de l’armée se mutinèrent en mai 1917. Le général Pétain dut se résoudre à attendre l’arrivée des tanks et la venue des Américains. Alexandre Ribot, puis Paul Painlevé n’avaient plus d’autorité sur la Chambre, dont une fraction notable inclinait vers la paix. Caillaux, convaincu de l’inutilité d’une victoire, s’affichait en champion d’une paix négociée. Plus cauteleux, Briand rêvait de revenir au pouvoir en arrêtant les hostilités. La droite accusait le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, de laisser miner la volonté de résistance.

En novembre 1917, lorsque Painlevé démissionna, la crise devint ouverte. Les socialistes avaient rompu l’Union sacrée. Poincaré n’avait pas le choix; Clemenceau constituait sa carte ultime. Âgé de 76 ans, le vieux démolisseur s’était tenu à l’écart, accablant de ses sarcasmes les chefs civils et militaires. Son énergie l’imposa au Parlement, au commandement, à l’opinion. Intimidant Briand, faisant arrêter Caillaux et Malvy, il institua une sorte de terreur sans modifier les institutions. Couvrant de son autorité Foch et Pétain, il réussit à tenir huit mois, jusqu’à juillet 1918 où la victoire devint certaine. Le «Tigre», avec le pays, avait sauvé le régime.

5. L’illusoire après-guerre (1918-1930)

L’échec de la prépondérance française (1919-1924)

Le 11 novembre 1918, la France était victorieuse, mais exsangue, dévastée, ruinée. Elle recouvrait l’Alsace-Lorraine, mais la disparition de 1 390 000 habitants victimes de la guerre affaiblissait une nation au capital humain déficient. La richesse s’était dissipée. L’Allemagne, unie, plus pleuplée, plus productive, dominait toujours virtuellement le continent. À l’Est, c’était l’attraction du tourbillon russe, la menace d’un accord germano-soviétique. Doutant de l’avenir, Clemenceau essaya de l’assurer en maintenant l’alliance avec les Anglo-Saxons. Le refus du Sénat américain entraîna l’annulation de cette garantie. La France se retrouva donc seule avec, comme assurance précaire, le désarmement allemand et l’occupation pour quinze ans de la rive gauche du Rhin.

Les élections de 1919 eurent lieu sous le régime d’une représentation proportionnelle bâtarde. Une volonté de renouveau se faisait jour dans l’opinion; les vieux conflits n’intéressaient plus. On réclamait l’union comme aux tranchées. Les socialistes voyaient la majorité de leurs militants, contre la collaboration de guerre, regarder vers la nouvelle Internationale de Moscou. Beaucoup croyaient que la contagion révolutionnaire allait gagner la France.

Les élections de 1919 assurèrent la majorité aux listes du «Bloc national», des royalistes aux radicaux. Pour la première fois depuis 1875, une majorité de droite, nationaliste et catholique, entrait au Palais-Bourbon, le Sénat conservant sa majorité radicale. Sans expérience politique, les nouveaux venus subirent l’ascendant de l’ancien personnel. Clemenceau, malgré son âge, laissa poser sa candidature à la présidence. Son immense popularité n’empêcha pas l’élection de Paul Deschanel (févr. 1920); le Parlement avait craint l’anticléricalisme et l’autorité cassante du «Tigre». Ce dernier quitta immédiatement le pouvoir et se cloîtra dans la retraite jusqu’à sa mort en 1929. Millerand, président du Conseil, puis de la République (après que Deschanel se fut retiré pour motif de santé au bout de sept mois), prit figure de chef du Bloc national. Le rétablissement d’une ambassade au Vatican, la constitution d’associations diocésaines, substituts des associations cultuelles mort-nées de 1905, un climat général d’entente avec l’Église montrèrent que le Ralliement était désormais réalité.

Millerand affronta la menace révolutionnaire. Tandis que la mission Weygand aidait les Polonais à arrêter l’avance russe devant Varsovie, le gouvernement triomphait d’une vague de grèves, dans les chemins de fer et les mines notamment. Vaincus aux élections et dans la rue, les socialistes se divisèrent. Au congrès de Tours (déc. 1920), la majorité des adhérents, souvent récents, passa au nouveau Parti communiste qui dénonçait l’électoralisme de la S.F.I.O. et se déclarait révolutionnaire. La majorité des élus resta avec Léon Blum dans la «vieille maison». L’année suivante, une C.G.T.U. (Confédération générale du travail unitaire) communiste, où se refugiaient les tenants du syndicalisme révolutionnaire, se séparait de la C.G.T. de Jouhaux, qui avait obtenu la journée de huit heures et des conventions collectives, mais collaborait avec le gouvernement à la nouvelle Société des Nations.

Ayant vaincu «l’homme au couteau entre les dents», le Bloc national se trouva aux prises avec l’exécution du traité de paix et la restauration des finances.

Pour rétablir le commerce international, les Anglais souhaitaient ménager l’Allemagne et, au besoin, alléger le fardeau des réparations dues par le vaincu. Mais la France comptait sur ces réparations pour restaurer son économie, ce qui explique l’acharnement de l’opinion à «faire payer le Boche». Briand, au contraire, acceptait des concessions sur les réparations pour que l’Angleterre donnât sa garantie à la nouvelle frontière franco-allemande. Désavoué, il dut en janvier 1922 laisser le pouvoir à Poincaré. Ce dernier se flattait de contraindre l’Allemagne à payer. En 1923, l’armée française occupa la Ruhr, malgré la désapprobation anglaise et la résistance passive d’une Allemagne en désagrégation. À l’automne, Poincaré semblait triompher. Mais son isolement diplomatique le préoccupait, et surtout l’inflation, outre la hausse des prix, provoquait une baisse inquiétante du franc. La reconstruction des régions dévastées était rapide mais onéreuse. En 1924, le pays atteignait à peu près sa production de 1913. Cependant, malgré l’impôt sur le revenu établi pendant la guerre, malgré l’impôt sur le chiffre d’affaires, le déficit subsistait à cause du poids énorme de la dette et des pensions de guerre. À l’approche des élections de 1924, Poincaré fit voter des économies et des impôts nouveaux. Pour soutenir le franc, il lui fallait emprunter aux banques américaines. Dès l’automne de 1923, il accepta l’arbitrage des financiers anglo-saxons pour établir un compromis sur les réparations. C’était abandonner les thèses nationalistes d’un démembrement de l’Allemagne par le séparatisme rhénan. Poincaré, en fait, revenait à la politique de Briand.

D’ailleurs, les radicaux se séparaient du Bloc national et préparaient une alliance électorale – un «Cartel» – avec les socialistes. Tandis que Millerand se solidarisait avec la majorité, Poincaré craignait une politique trop nationaliste et cléricale. Le Bloc national se lézardait. Aux élections de 1924, le «Cartel des gauches», dirigé par Léon Blum et Édouard Herriot, enleva la majorité. Beaucoup de socialistes furent élus sur des listes uniquement S.F.I.O. L’occupation de la Ruhr, les atteintes à la laïcité étaient désavouées; la fiscalité et la vie chère avaient joué contre le Bloc national.

Locarno et la stabilisation du franc (1924-1931)

Le Cartel parut une résurrection du Bloc des gauches à ceux qui déploraient l’attiédissement de l’esprit républicain. La «République des professeurs» remplaçait celle des «princes lorrains». Mais l’alliance des socialistes et des radicaux était loin d’être profonde. Gênés par les communistes, les socialistes refusèrent d’entrer dans un ministère radical. Les chefs du Cartel contraignirent Millerand à démissionner pour le punir de s’être engagé en faveur du Bloc national. Mais les sénateurs s’unirent à la droite pour le remplacer par Gaston Doumergue, radical peu favorable au Cartel. Le ministère radical d’Herriot s’efforça de satisfaire l’esprit de gauche en amnistiant Caillaux et Malvy, en transférant au Panthéon les cendres de Jaurès, en projetant l’introduction des lois laïques en Alsace-Lorraine, en préconisant enfin une démocratisation de l’enseignement secondaire. Ce programme suscita la mobilisation de la «Fédération nationale catholique» du général de Castelnau et finalement échoua, l’opinion ne s’y intéressant guère. Désormais, la politique étrangère et les questions financières passaient au premier plan.

Le pays était las des complications extérieures et voulait un climat de paix. Herriot promit l’évacuation prochaine de la Ruhr, accepta le plan Dawes qui réduisait le montant des réparations allemandes et tenta d’assurer la paix par la Société des Nations; Genève fut, pendant six ans, le centre de l’Europe diplomatique.

Plus ardu s’avéra le problème financier. Herriot voulait assurer un équilibre budgétaire des plus classiques. Mais il devait faire face à des échéances massives de bons du Trésor. Les socialistes réclamaient des dégrèvements fiscaux compensés par un impôt sur le capital. Leur projet compromettait le gouvernement auprès des épargnants et des milieux d’affaires. Pour respecter les échéances de la dette à court terme, le gouvernement dut dépasser le «plafond» légal des avances en billets de la Banque de France. Il fut alors renversé par le Sénat en avril 1925. Les socialistes à eux seuls étant minoritaires, la solution ne pouvait être demandée qu’à des techniques classiques. Mais cela signifiait la rupture du Cartel, un an après son succès. Les ministères Painlevé puis Briand s’usèrent jusqu’en juin 1926 à tenter cette impossible conciliation. Pour frapper l’opinion inquiète, Painlevé rappela Caillaux ; mais ce dernier se borna à prêcher la «grande pénitence», cependant que l’inflation et la baisse du franc s’accéléraient, que les capitaux gagnaient l’étranger. La droite exploitait la crise de confiance afin d’obliger les radicaux à se séparer des socialistes et à former avec elle une «union nationale». Les ligues nationalistes manifestaient dans la rue contre le Parlement. En juillet 1926, un comité d’experts avait précisé les moyens d’un redressement. Revenu aux Finances, Caillaux réclama le droit de légiférer par décrets pour résoudre la crise. Mais sa personnalité inquiétait autant la droite que la gauche. À l’appel d’Édouard Herriot, la Chambre renversa le ministère. Un cabinet Herriot lui succéda qui tomba dès sa présentation. En un an, la livre sterling avait monté de 100 à 240 francs! La panique, stimulée par la spéculation, imposait le retour aux affaires de Poincaré. Le 23 juillet 1926, celui-ci prenait le pouvoir et s’attribuait le portefeuille des Finances.

Poincaré s’appuyait sur l’«Union nationale», qui n’était qu’un bloc national dont socialistes et communistes se tenaient à l’écart. Mais, si le Cartel était rompu, le président du Conseil, républicain laïque, rassurait les radicaux. Il groupait autour de lui Herriot, Painlevé, Briand et inspirait confiance. Dès son arrivée, la livre descendit au-dessous de deux cents francs. La position politique de Poincaré lui permettait de faire ce que ses prédécesseurs avaient conçu sans pouvoir le réaliser. La situation de l’économie était bonne et le franc sous-évalué pour des motifs psychologiques. Poincaré annonçant des économies imposées par ces décrets-lois refusés à Caillaux fit voter des augmentations d’impôts probablement excessives. Évitant de faire appel aux capitaux étrangers, il misa sur la rentrée des capitaux expatriés. La Banque de France put acheter, au cours du marché, de l’or et des devises qu’elle payait en billets. Dès la fin de 1926, il fallait acheter des livres pour arrêter la baisse de la devise britannique au cours de 120 francs. La stabilisation était donc acquise. À quel cours convenait-il de fixer la nouvelle parité du franc avec l’or? Beaucoup rêvaient de retrouver la parité d’avant-guerre, soit vingt-cinq francs pour une livre. À supposer que ce fût possible, les prix à l’exportation auraient été trop élevés; il aurait fallu baisser les salaires et envisager le chômage. La nouvelle valeur du franc fut définie légalement en 1928 au cinquième de 1913, soit vingt centimes, ou quatre sous; c’était une dévaluation des 4/5 supportée par les épargnants et les créanciers.

Briand avait profité de la crise pour opérer, en avril 1925, sa rentrée au Quai d’Orsay. Il y demeura jusqu’au début de 1932. C’est lui qui réalisa l’entente avec l’Angleterre et la réconciliation avec l’Allemagne dans le cadre de la S.D.N. En octobre 1925, à Locarno, l’Allemagne reconnut sa nouvelle frontière à l’Ouest ainsi que la démilitarisation de la rive gauche du Rhin. L’Angleterre garantissant le pacte, la France retrouvait une alliée. Toutefois l’Allemagne, refusant d’étendre l’effet du pacte à ses frontières orientales et l’Angleterre de les garantir, Pologne et Tchécoslovaquie ne pouvaient compter que sur l’appui de la seule France. Briand, en 1930, proposa une fédération européenne qui assurerait la paix: sa popularité était alors immense. En 1928, la durée du service militaire fut réduite de 18 mois à un an. La ligne Maginot allait être commencée. La France adoptait une politique défensive reposant sur le pari d’une entente avec l’Allemagne – qui pourtant maintenait de discrets contacts avec l’Union soviétique – et sur l’alliance anglaise, recours ultime.

En somme, la République semblait avoir rétabli la paix et la prospérité. Le parlementarisme avait été critiqué, mais Poincaré et Briand l’avaient couvert de leur prestige. Après les élections de 1928, faites au scrutin d’arrondissement, les modérés poincaristes dominaient. Les radicaux se séparèrent de l’Union nationale, mais Poincaré, appuyé sur le centre et la droite, resta au pouvoir jusqu’en juillet 1929 où la maladie l’en écarta. À la fin du septennat de Doumergue (1931), Briand fut candidat à la présidence, mais le Congrès lui préféra Paul Doumer. Briand mourut quelques mois plus tard (mars 1932). Sa disparition, après la retraite de Poincaré, marquait la fin d’une époque et l’avènement d’un nouveau personnel politique.

6. Le déclin du régime (1930-1940)

Le régime en question (1930-1936)

Jusqu’aux élections de 1932, la droite gouverna avec André Tardieu et Pierre Laval. Le premier était un grand bourgeois aux allures brillantes, le second était issu du syndicalisme pacifiste et avait fait carrière dans le sillage de Briand. Tardieu voulait susciter une droite moderne et réformiste, utilisant les excédents budgétaires pour l’équipement du pays. Il fit voter les assurances sociales projetées depuis la guerre. Mais, dès 1931, la France fut touchée par la crise économique mondiale, elle connut la baisse des prix et de la production, les faillites et le chômage, la réapparition enfin du déficit budgétaire. En Allemagne, cette crise fut fatale à la République de Weimar. La politique «européenne» était remise en question au moment où les soldats français venaient d’évacuer la rive gauche du Rhin.

Cependant que le modéré Albert Lebrun remplaçait à la présidence Doumer assassiné, les élections de 1932 donnaient la majorité aux socialistes et aux radicaux. Toujours privé de la participation socialiste et du concours de la droite, Herriot prit le pouvoir sans entrain. L’Allemagne enterrait les réparations; la droite s’opposait aux impôts nouveaux et les fonctionnaires, en majorité électeurs de la gauche, repoussaient toute réduction de leurs traitements. Herriot démissionna en décembre 1932 et, en 1933, quatre ministères se succédèrent sans réussir mieux que lui. L’arrivée de Hitler au pouvoir ressuscitait le danger allemand. L’impuissance du régime doublait la crise économique d’une crise politique.

Le parlementarisme semblait archaïque à l’époque du communisme et des fascismes. Des jeunes cherchaient une voie nouvelle «entre Rome et Moscou». Les catholiques, depuis la condamnation de l’Action française par Pie XI (1926), s’orientaient vers une démocratie sociale. En 1933, les néo-socialistes quittèrent la S.F.I.O. pour se tourner vers un «socialisme national», tandis que la C.G.T. élaborait un plan de nationalisation des industries de base, avec la semaine de quarante heures. Les vieilles ligues avaient repris leur agitation, mais elles étaient désormais relayées par les Croix de feu du colonel de La Rocque, qui groupaient, autour d’anciens combattants, des hommes de droite, partisans d’un régime à tendance nationaliste et sociale.

En janvier 1934, la mort suspecte d’Alexandre Stavisky, escroc dont la carrière s’expliquait par des complicités politiques, fut l’occasion d’accuser de corruption les parlementaires dont on dénonçait déjà l’incapacité. Édouard Daladier, radical de la génération combattante, prit le pouvoir. Il se voulait énergique et déplaça le préfet de police, Jean Chiappe, complice de l’agitation. La réponse fut la manifestation du 6 février 1934 autour du Palais-Bourbon. La police débordée tira dans la foule; morts et blessés jonchaient la Concorde. Le lendemain, Daladier démissionnait. La droite s’était imposée par la rue. La gauche répliqua le 9; le 12, la C.G.T. et les partis de gauche lançaient une grève générale. Allait-on vers la guerre civile?

Doumergue, rappelé de sa retraite pour jouer le rôle d’un nouveau Poincaré, réunit dans son gouvernement Herriot, Tardieu et le maréchal Pétain qui entrait ainsi sur la scène politique à la faveur d’une crise exceptionnelle. Accueilli en sauveur, Doumergue fut vite décevant. N’ayant pu remédier à la crise économique et budgétaire, il songeait à une réforme de l’État; Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères, pensait à regrouper contre Hitler l’U.R.S.S., l’Italie, la Petite-Entente et la Pologne, quand il fut assassiné à Marseille en octobre 1934. Doumergue voulait limiter les prérogatives du Parlement et renforcer l’exécutif en remettant en usage le droit de dissolution; les radicaux alors l’abandonnèrent et il démissionna en novembre 1934.

Jusqu’à mai 1935, son successeur Pierre-Étienne Flandin, renonçant à toute réforme des institutions, dut affronter la crise économique. Les prix français étaient en effet supérieurs aux prix mondiaux, depuis la dévaluation de la livre et du dollar. Paul Reynaud conseillait vainement la dévaluation du franc. L’opinion tenait à la stabilité monétaire, si chèrement acquise en 1926. Revenu au pouvoir en juin 1935, Laval entreprit une politique de déflation rigoureuse pour ramener les prix français au niveau des prix mondiaux. Par décrets-lois, procédure désormais coutumière, traitements et dépenses furent à nouveau réduits, sans résultat significatif. Le pays s’enfonçait dans la crise, au moment où cette dernière s’atténuait à l’étranger.

À l’extérieur, le péril croissait. Les «classes creuses», nées pendant la guerre, fournissaient un effectif insuffisant face à l’Allemagne en plein réarmement. Il fallut rétablir le service de deux ans; mais l’armée blindée, préconisée par Reynaud sur les avis du colonel de Gaulle n’ayant pas été constituée, la France demeura sans force offensive moderne. Après Barthou, Laval s’efforça de nouer des ententes avec l’Italie et avec l’U.R.S.S. Mais il dut laisser Mussolini s’engager dans la conquête de l’Éthiopie, à laquelle l’Angleterre et la S.D.N. s’opposaient. À la fin de 1935, il s’était aliéné les deux antagonistes et la France était isolée. Elle était aussi divisée. La droite défendait Mussolini; certains rêvaient d’une entente avec Hitler. La plupart repoussaient une alliance avec l’U.R.S.S. La lutte des partis influençait la conduite de l’action diplomatique. En janvier 1936, Laval dut démissionner. Un cabinet de transition fut constitué par Albert Sarraut pour attendre les élections. Le 7 mars 1936, Hitler réoccupait la zone démilitarisée. Le gouvernement, le commandement, freinés par l’Angleterre, ne réagirent pas et l’opinion, apathique et apeurée, ratifia leur abstention. L’armée ne pouvait plus que monter la garde derrière la ligne Maginot.

Le Front populaire (1936-1937)

Le Front populaire est né d’une réaction contre l’agitation des ligues et la domination de la droite depuis 1934. Il fut favorisé par la crise économique et l’impopularité de la politique de déflation. Devant la menace fasciste, les mouvements de gauche prirent l’habitude de se concerter. L’action des communistes fut décisive. Contre Hitler, Staline voulait qu’ils sortent de l’isolement et qu’ils entrent dans un vaste rassemblement républicain afin d’assurer la défense nationale. Ayant renoué avec les socialistes, les communistes travaillèrent à l’unité des centrales syndicales et surtout à une entente avec les radicaux. Daladier, rival d’Herriot, était favorable au rassemblement auquel poussaient les organisations antifascistes. Les manifestations du 14 juillet 1935 montrèrent que le Front populaire était formé. Son programme visait surtout à empêcher un succès de la droite aux élections de mai 1936 et à constituer un ministère à direction radicale.

Ces élections se traduisirent par une défaite de la droite et un écrasement des centres. Le déclin des radicaux, sensible depuis 1928, s’accentuait nettement. Les socialistes les dépassaient par le nombre des élus. Mais les communistes, avec soixante-douze élus, devenaient pour la première fois un grand parti à la Chambre. Léon Blum revendiqua dès lors la direction du gouvernement, auquel les communistes, promettant leur soutien, refusèrent de participer. Au Sénat, les radicaux demeuraient hostiles au Front populaire. Toutefois, le cabinet Sarraut assura les affaires courantes jusqu’au 4 juin; il en résultait un interrègne de fait.

Au cours du mois de mai, une immense vague de grèves avec occupation des usines gagna progressivement le secteur privé dans presque toute la France. Blum, chef du gouvernement, dut faire face à une crise sociale sans précédent. Il lui fallait, sans recourir à la force, assurer la reprise du travail. À la demande du patronat, il réunit les représentants de la C.G.T. et ceux des grandes industries. Le 7 juin 1936, les accords Matignon décidaient des augmentations de salaires de l’ordre de 13 p. 100, la généralisation des conventions collectives et la reconnaissance d’une représentation ouvrière dans les usines. Deux lois instituaient la semaine de quarante heures sans diminution de salaires et les congés payés. La Banque de France et les industries d’armement étaient nationalisées; pour apaiser l’agitation du monde agricole, la création d’un Office du blé relevait le prix des céréales. Blum pensait relancer la production en accroissant le pouvoir d’achat des salariés, après quoi l’essor de la production absorberait cette inflation de démarrage. Mais les quarante heures freinèrent le processus. L’inflation absorba le plus clair des hausses de salaires et le chômage ne régressa pas sensiblement. Par contre, la détérioration du franc rendit nécessaire une dévaluation (sept. 1936), qui eût été plus utile au mois de juin. L’œuvre du ministère Blum devait valoir plus par son inspiration sociale que par ses résultats économiques. D’ailleurs, son chef dut mettre sur pied un programme d’armements dont la faiblesse de l’industrie retarda la réalisation. Enfin, six semaines après son arrivée au pouvoir commença la guerre civile espagnole. Franco recevait l’aide de Mussolini et d’Hitler. Le cabinet anglais ne lui était pas défavorable. Pris entre les communistes qui exigeaient l’intervention et les radicaux qui la refusaient, sans parler de la droite, en majorité favorable à Franco, Blum se résigna à la non-intervention tout en laissant passer armes et volontaires. À l’automne, les grèves reprenaient et le patronat durcissait son attitude. La droite attaquait sans merci le ministère et son chef, au point d’inciter le ministre Roger Salengro au suicide. Le Sénat lui ayant refusé les pleins pouvoirs, Blum se retira (juin 1937). Les radicaux, avec Chautemps comme président du Conseil, prolongèrent jusqu’en mars 1938 la majorité de Front populaire au milieu de difficultés sociales et monétaires incessantes.

Vers le désastre militaire (1938-1940)

La démission de Chautemps coïncida avec l’invasion de l’Autriche par Hitler. Que ferait la France lorsque arriverait le tour de la Tchécoslovaquie alliée? Le retard des armements, le refus des Anglais d’intervenir rendaient son appui peu efficace. Blum ne pouvant faire l’union nationale autour du Front populaire, Daladier, ministre de la Guerre depuis 1936, forma le gouvernement (12 avr. 1938). La majorité de Front populaire se trouvait rompue, puisque les socialistes lui refusaient la participation. Les adjoints de Daladier, Reynaud et Georges Bonnet, étaient d’ailleurs bien accueillis par la droite. Le marasme économique persistant après une troisième dévaluation depuis 1936, Daladier s’efforçait d’aménager les quarante heures lorsque Hitler entama sa campagne de revendications contre les Tchèques. La France impuissante dut participer à Munich au démembrement de son allié.

À son retour de Munich, Daladier fut reçu par une foule enthousiaste. Mais l’opinion réalisa bientôt à quel point la paix demeurait précaire et le prix auquel un répit avait été payé. Les divisions s’affirmèrent. Les «munichois» espéraient en la «sagesse» d’Hitler ou projetaient de lui laisser les mains libres en Europe orientale; les antimunichois dénonçaient la vanité de ces lâches espoirs. Chaque parti politique était partagé, à l’exception des communistes inquiets pour l’U.R.S.S. Les pacifistes voulaient éviter une nouvelle guerre mondiale ; les conservateurs favorables aux dictateurs dénonçaient le bellicisme idéologique des antimunichois. Les influences de l’étranger accentuaient ces polémiques.

Reynaud avait pris les Finances après Munich. La déflation, la «reflation» ayant également échoué, il tenta des méthodes traditionnelles du retour à la confiance en assouplissant les quarante heures. Une grève générale, ordonnée par la C.G.T. contre ces décrets-lois, échoua le 30 novembre 1938. Dans les premiers mois de 1939, un redressement financier s’amorçait avec des rentrées de capitaux. Mais la guerre était imminente. L’occupation de la Tchécoslovaquie par Hitler (mars 1939) ne permettait plus d’illusions. Décidées à l’inévitable affrontement, Angleterre et France ne pouvaient espérer le succès qu’avec l’alliance de l’U.R.S.S. Le pacte germano-soviétique (24 août 1939) rendit la guerre imminente. Le 3 septembre, la France et l’Angleterre entraient à nouveau en guerre après une paix incertaine de vingt ans.

Entrée résignée, sans l’enthousiasme de 1914 – et sans union sacrée. Un parti de la paix existait, dont Laval était le chef. Les communistes sabotaient l’effort tardif de guerre: leurs journaux furent interdits, leurs organisations dissoutes; en janvier 1940, une loi élimina leurs parlementaires des Chambres, mais le parti subsista dans la clandestinité. Revêtu des pleins pouvoirs, Daladier n’inspirait pas confiance. Le 20 mars, son ministère se retirait. Reynaud lui succédait sans majorité. Lorsque, le 10 mai, l’offensive allemande fit irruption, le gouvernement, le commandement, le Parlement étaient faibles et divisés.

Puis ce fut le désastre. Le 18 mai, Reynaud appela le maréchal Pétain au gouvernement et confia le commandement de l’armée à Weygand. Mais à Bordeaux, le 16 juin, Reynaud démissionna. Pétain et Weygand exigèrent l’armistice devant une situation sans espoir immédiat. Le 17 juin, Pétain formait un gouvernement. L’armistice fut effectif le 25 juin. Depuis Munich, parti de la guerre et parti de la paix s’opposaient. La défaite tourna l’opinion vers le parti de la paix, que Pétain cautionnait de son prestige. En fait, Laval prit la direction des opérations. Il empêcha le départ d’une partie des parlementaires en Afrique du Nord et mit au point la procédure par laquelle, le 10 juillet 1940, sénateurs et députés, atterrés par l’effondrement, remirent, par 569 voix contre 80, tous les pouvoirs de l’État, y compris le pouvoir constituant, entre les mains du maréchal Pétain.

Comme le second Empire, la troisième République disparaissait dans un désastre militaire. Son personnel n’avait pas préparé une guerre inévitable. D’ailleurs, la faiblesse démographique de la nation, l’assise insuffisante de son économie, son état social assez désuet rendaient cette préparation difficile. Ce sont ces faiblesses, accentuées par le poids de l’effort sans mesure exigé pendant la Première Guerre mondiale, qu’il faut porter au passif du régime, plus sans doute que la débilité de son exécutif ou l’instabilité de ses gouvernements. Jusqu’aux années trente, le régime avait connu une réussite remarquable. Faute de savoir s’adapter, il disparut. Néanmoins les Français, dans leur majorité, lui demeuraient attachés, l’évolution ultérieure devait en apporter la preuve.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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